24.

 

Nathan gisait dans une mare de sang, clignant des yeux vers le lumineux ciel d’été, tandis que la foule cédait à la panique autour de lui. Les assassins avaient été attrapés par la populace. Des sirènes hurlaient. Les adeptes se lamentaient.

Je contemplai le corps de Nathan. Je lus la confusion dans ses yeux noirs brillants. La mémoire m’engloutit, menaçant de m’arracher à l’instant.

Puis je me rendis compte qu’autour de moi tout avait changé. L’immeuble avait disparu. La foule aussi.

Devant moi se dressait la resplendissante Échelle menant au Paradis.

De mes propres yeux, je vis une lumière dont on a dit et redit qu’elle était au-delà de toute description, tellement pleine de chaleur et d’amour et de compassion qu’elle m’inonda, dans mon invisibilité, et m’atteignit au cœur. Et je vis Nathan qui gravissait lentement l’Échelle.

Au sommet, Rachel et Esther apparurent, ainsi que d’autres personnes que je ne connaissais pas. Dans cette lumière aveuglante et divine, elles demandèrent à Nathan de retourner en arrière, de ne pas mourir ainsi. Il lui fallait retourner sur terre.

Nathan fit docilement marche arrière, en pleurant, longuement, les mains sur ses yeux. Il avait de nouveau la barbe et les papillotes qu’on lui avait rasées, ainsi que son chapeau noir, tel un hassid. Mais c’était un esprit, revenant dans le corps détruit qui gisait par terre, où le cœur venait juste de cesser de battre.

Soudain, Rachel m’appela. Je m’élançai instinctivement sur les échelons. Rien ne m’arrêtait. Je montais, Jonathan, sur l’Échelle divine ! Et ils étaient là-haut, je les ai tous vus : Rachel et Esther, mon propre père, et Zurvan, mon premier maître, et Samuel, et d’autres ! Je les vis ; en un instant ma mémoire entière me fut restituée.

J’ai vu se dérouler ma vie, j’ai revu tout ce que j’avais fait, en bien comme en mal.

J’étais presque au sommet, et Nathan me contemplait avec stupéfaction. Rachel s’avança.

— Azriel, dit-elle. C’est toi qui vas retourner dans le corps de Nathan. Il n’est pas assez fort pour combattre Gregory, mais tu l’es. Tu peux faire vivre le corps ! Azriel, je t’en supplie.

Nathan ressemblait à Gregory, et pourtant il était pur, aimant. Il scrutait tous ceux qui étaient rassemblés au sommet des marches, à quelques pas, où commençait le jardin et où la lumière resplendissait avec un éclat infini.

— Vous voulez dire que je pourrais rester avec vous ? demanda-t-il aux autres.

Il regardait Rachel et Esther, et d’autres hassidim inconnus de moi, des Anciens, et mes ancêtres aussi !

Je n’aspirais qu’à me jeter dans les bras de mon père.

— Ne pouvons-nous pas venir maintenant tous les deux ? m’écriai-je. Père, je t’en prie !

Soudain, Zurvan parla :

— Azriel, il faut que tu retournes dans ce corps et que tu le fasses se relever de terre. Même si tu devais ne jamais plus en sortir. Tu dois le faire !

— Azriel, implora ma belle Esther. Je t’en prie. Tu sais à quel point Gregory est malfaisant. Seul un ange de Dieu peut l’arrêter.

Mon père pleurait, comme il avait pleuré voilà des milliers d’années.

— Mon fils, je t’aime, mais ils ont tant besoin de toi, Azriel ! La conjuration ne pourra être vaincue que si ce corps assassiné se relève !

Je saisis aussitôt la logique de leurs propos. Mettre sur-le-champ en échec la tentative d’assassinat et m’emparer des caméras étaient le seul moyen d’alerter le monde.

J’acquiesçai et fis volte-face.

— Va auprès de Dieu, Nathan ! criai-je.

J’entendis leurs voix mélodieuses, derrière moi, me remercier et prier pour moi.

Soudain, surgissant de toutes parts, les esprits mécontents s’élancèrent sur moi, le visage tordu de haine – mes anciens maîtres que j’avais oubliés, par douzaines, des hommes qui avaient fait le mal.

— Pourquoi agir ainsi ?

— Pour quoi faire ?

— Laisse le dément détruire le monde.

— Tu t’en moques ! s’écria le mage de Pans.

— Ils te manipulent encore ! déclara mon maître mamelouk, que j’avais tué dès que je l’avais vu.

— Tu ne vois donc pas que tu perdras ta force en tant qu’esprit !

— Dans ce corps, tu seras mortel, piégé ; tu mourras des blessures qu’il a subies.

— Pourquoi subir ainsi la mortalité quand tu seras libre ?

Derrière ces visages et ces voix grouillaient des légions d’esprits envieux et haineux.

Je jetai un coup d’œil au sommet de l’Échelle. Je les vis tous rassemblés, qui étreignaient Nathan. Rachel leva la main et m’envoya un baiser, de manière enfantine, Esther agita le bras. Elles s’estompaient dans une lumière intense. Mon père était devenu pure lumière.

Je la contemplai et me laissai combler. L’espace d’une fraction de seconde, j’éprouvai une plénitude, en paix avec tout ce qui m’avait été infligé, tout ce que j’avais infligé, et tout ce qui était arrivé. Le monde prit alors son sens : les pauvres, les affamés, les révoltés, les guerriers n’étaient pas des parasites, comme l’affirmait Gregory, mais des âmes !

— Non, déclarai-je alors aux esprits furieux. Je dois le faire.

— Entre dans son corps, dit Zurvan. Ressuscite-le, fût-ce au risque de tout perdre !

— Azriel, mon amour t’accompagne ! s’écria Nathan.

Il commençait déjà à resplendir comme les autres.

Le noir. Je me sentis aspiré par une force immense. Soudain je fus inondé de douleur, dans les poumons et le cœur, dans tous les membres. Mes yeux clignaient vers le ciel quand on m’étendit sur une civière, comme on avait fait pour Esther.

Je vacillai, je roulai sur le côté, sous leurs regards effarés. Je ne voyais plus l’Échelle ni la lumière, seulement le temple, et la foule qui hurlait.

Je me redressai sur la civière et me levai. Les médecins et les brancardiers reculèrent avec effroi, et je savais pourquoi : les blessures étaient toutes mortelles.

Voyant les caméras, je fis signe aux reporters d’approcher.

— Cernez cet immeuble, et fouillez-le immédiatement. Un imposteur a pris ma place. Il a tenté de me tuer. Cet immeuble recèle des virus mortels ; dans le monde entier des temples de l’Esprit sont prêts à les lâcher. Arrêtez-les. Montez au trente-neuvième étage, trouvez la salle des cartes : l’imposteur s’y trouve, cloué au mur. Faites vite ! Je vous autorise à investir le Temple de l’Esprit. Emportez vos armes avec vous.

Partout où se portait mon regard, les gens criaient dans leurs téléphones. La police se précipita dans l’immeuble. Des sirènes hurlaient.

— C’est un imposteur, déclarai-je. C’est mon jumeau. Il prépare une destruction inimaginable.

Les caméras de télévision se rapprochèrent de moi.

— Dans tous les pays, il faut envahir les temples de l’Esprit. Chaque bâtiment contient des gaz et des virus mortels. Méfiez-vous de leurs mensonges. Je survis pour vous le dire.

Je me sentais faiblir. Mon cœur saignait à flots. J’étais perdu. Je m’emparai d’un micro, et j’entendis s’élever ma propre voix, puissante, avec l’inflexion de Nathan.

— Disciples, votre chef a été l’objet d’un attentat. Il a été trahi. Disciples, vous avez été infiltrés. Entrez dans le Temple, anéantissez ceux qui vous ont trahis.

J’allais m’écrouler. Je m’accrochai à une jeune femme reporter, qui se tenait auprès de moi avec son cameraman, guettant mon souffle.

— L’armée, les experts en maladies mortelles. Dans le monde entier. Alertez-les. Chaque temple du monde contient suffisamment de bactéries mortelles pour détruire une ville entière.

Dans un brouillard, je les vis tous se mettre à courir.

J’entendis soudain des hurlements. Je me retournai, titubant, soutenu par les médecins qui m’entouraient. Là, devant les portes de verre, maintenu par des adeptes indécis et effrayés, se tenait Gregory, saignant des blessures qu’il avait aux mains, et hurlant :

— Je suis Gregory Belkin ! Cet homme est un imposteur ! regardez, j’ai les stigmates, comme le Christ ! Arrêtez le Diable. Arrêtez le Menteur.

Je défaillis, près de tomber. Je regardai autour de moi, et me souvins alors qu’il y avait un revolver dans la poche gauche de ma veste. Il avait équipé le malheureux Nathan à la perfection, sans même omettre son revolver personnel, celui que j’avais remarqué le premier soir où je l’avais vu, et qu’il portait toujours sur lui.

Je sortis le revolver et titubai en direction de Gregory. Avant que les gardes du corps aient pu réagir, je tirai sur lui. Stupéfait, il me dévisageait tandis que la première balle le touchait à la poitrine ; à la seconde il se dressa en l’air comme pour appeler au secours ; la troisième l’atteignit à la tête. J’en tirai encore une. Il tomba mort sur le trottoir.

Un grand brouhaha se fit autour de moi. Quelqu’un me prit l’arme, très délicatement. J’entendais un bruit incessant de conversations téléphoniques. Je voyais des hommes courir vers les portes du Temple et le cadavre. D’autres jetaient leurs armes et levaient les bras. Des coups de feu résonnèrent. Je tombai entre les bras d’un jeune médecin horrifié, qui me contemplait avec effroi.

Je tentai d’atteindre son âme.

— Agissez vite, lui dis-je. Vite ! Le Temple va anéantir les peuples de pays entiers. Tout est prêt à commencer ! Cet homme que j’ai tué est un dément. Tout ce plan était son œuvre. Faites vite.

Puis je me sentis sombrer, non pas dans la nuit morne et indistincte du sommeil des esprits mais dans une mortelle agonie, dans une souffrance qui m’empêchait même de parler. Je sentais dans ma bouche le goût du sang mortel.

— Appelez le rebbe Avram. Faites venir la femme de Nathan.

Je suppliais les mots de venir, les noms de la congrégation de Brooklyn. Quelqu’un avança un nom pour le rebbe Avram ; c’était bien celui-là.

— Oui. Appelez-le pour témoigner que j’ai tué l’imposteur.

J’étais allongé sur la civière, le regard perdu vers le ciel. Est-ce assez ? Cela va-t-il s’arrêter ? Je fermai les yeux. Je sentis l’ambulance rouler, je sentis l’oxygène pénétrer dans mes poumons. Je vis au-dessus de moi un visage innocent.

Je repoussai le masque en plastique.

— Passez-moi tout de suite les gens qui peuvent arrêter le Temple.

On me tendit un téléphone. Je ne connaissais pas la personne à qui j’adressai mon ultime appel.

— C’est le virus Ébola, expliquai-je. Un mélange de souches anciennes et récentes, prévues pour tuer en cinq minutes. Il est dans des flacons. Vite. Le gaz et les virus se trouvent dans les temples des villes d’Asie, du Moyen-Orient, d’Afrique. Sur les bateaux. Les avions sont prêts à décoller. Les hélicoptères. Ordonnez à tous les bons adeptes de collaborer avec vous. Quatre-vingt-dix pour cent des fidèles de la secte sont innocents ! Dites-leur de se retourner contre leurs dirigeants locaux ! Partout. Il faut les cerner et les atteindre avant que tout ne commence. Ces gens sont des tueurs.

Je perdis conscience. Je continuai à parler, lutter, sentir la douleur, mais j’étais inconscient. Le corps humain était brisé, et moi au seuil de la mort. J’étais heureux. Mais avais-je fait tout ce qu’il fallait ?

Je me réveillai dans la salle des urgences. Le rebbe était penché au-dessus de moi. Je vis sa barbe blanche, les larmes dans ses yeux, et je vis Sarah, l’épouse de Nathan. Je m’adressai à lui en yiddish.

— Dites-leur que je dis la vérité, que je suis votre petit-fils Gregory. Déclarez que le cadavre est celui d’un imposteur. Il le faut. Il a prévu que ce corps-ci, celui de Nathan, serait identifié comme le sien. Dites seulement que je suis votre bon petit-fils, si vous préférez. Il fait nuit. C’est embrouillé. Je crois que je vais mourir.

Le visage de Sarah vacilla devant moi.

— Nathan ? murmura-t-elle.

Je me retournai et lui fis signe d’approcher tout près.

— Nathan est auprès de Dieu, déclarai-je. Nathan n’est plus. Je l’ai vu étreindre ceux qu’il aimait. Ne craignez rien. Je garderai son corps en vie aussi longtemps que je le pourrai. Aidez-moi.

En sanglotant à fendre l’âme, elle me caressait le front.

J’entendis une voix : « Il nous lâche ! Vite ! Sortez ! »

Le monde devint flou. Je ne ressentais plus que la paix que j’avais éprouvée dans la lumière, et dont le souvenir était frais comme un arôme. L’obscurité s’épaissit puis s’atténua. Je savais qu’on me déplaçait.

Nous montions en ascenseur. Tout devint vague. Une ombre apparut près de moi. Était-elle bonne ou mauvaise ? Je reconnus sa voix, et qu’elle parlait en grec.

— Le but est d’aimer et de comprendre, d’apprécier… chuchota-t-il.

Tout était sombre. Il me semble que je pensai : L’Échelle va-t-elle enfin venir ? Fera-t-elle cela pour moi ? Puis plus rien.

Je me suis réveillé dans une salle qu’on appelle la réanimation, relié à des machines. Des infirmières m’entouraient.

Des grands hommes attendaient de pouvoir me parler, des chefs militaires et des chefs d’État.

Je souffrais moins, ma langue était épaisse… J’étais absolument, irrémédiablement mortel ! Il me fallait demeurer dans ce corps : c’était le seul corps dans lequel on continuerait à m’écouter.

Le rebbe apparut. Je vis les vêtements noirs, la blancheur des cheveux et de la barbe avant de reconnaître le visage. Puis je sentis la proximité de ses lèvres. Cette fois, il parla en ancien araméen, pour moi seul.

— On les a arrêtés. Le dossier d’ADN de l’hôpital confirme que vous êtes Gregory. J’ai déclaré que le mort était un démon qui s’était substitué à mon petit-fils. Ce qui, d’une certaine manière, est la stricte vérité. Les temples sont démantelés. Les savants et les cerveaux directeurs se rendent. Des arrestations sont en cours. Dans tous les pays le mal est arrêté. Il poussa un grand soupir. Vous avez réussi.

Je tentai de lui serrer la main, mais je ne sentais plus mes propres mains. Je me rendis compte qu’elles étaient attachées aux bords du lit. Je soupirai et fermai les yeux.

— Je voudrais mourir ici, si c’est possible, confiai-je au rebbe en araméen. Je veux mourir ainsi, dans le corps de votre petit-fils. Si Dieu veut de moi. Vous voudrez bien m’enterrer ?

Il inclina la tête en signe d’agrément. Puis je dormis – d’un sommeil troublé, vivant, mortel.

La nuit était très avancée lorsque je me suis réveillé. Toutes les infirmières étaient derrière la vitre. Seuls les écrans et les machines me soutenaient et m’encourageaient. Dans un fauteuil près de moi le rebbe dormait.

J’eus un choc terrible en découvrant que j’étais dans mon propre corps. J’étais Azriel. Au prix de toute ma volonté, je redevins Nathan. Mais la chair de Nathan était morte. Ce n’était qu’une illusion. Je pouvais envelopper la chair et l’animer, mais la possession même avait pris fin.

Je détournai la tête et pleurai. « Où est l’Échelle, mon Dieu ? N’ai-je pas encore assez souffert ? »

Je redevins donc Azriel, aussi facilement que je respirais. Je n’étais plus relié aux aiguilles et aux appareils médicaux. Je me levai, fort solide, guéri dans mon propre corps, vêtu de ma tunique babylonienne préférée, bleue, ornée d’or.

Je regardai le rebbe endormi. Je vis la silhouette de Sarah assoupie, la main sur un oreiller, sur le dallage froid.

Je sortis de la chambre. Deux infirmières me prévinrent gentiment de ne pas entrer dans cette chambre où gisait un grand malade.

Je me retournai. Là était étendu le corps de Nathan. Mort, comme il l’avait été depuis que les balles l’avaient tué. Soudain, les alarmes se déclenchèrent.

Le rebbe se réveilla. Sarah se releva. Ils regardèrent le corps décédé de Nathan.

— Il est mort en paix, déclarai-je, et j’embrassai l’infirmière sur le front. Vous avez fait tout ce que vous pouviez.

Je quittai l’hôpital.

25.

Je parcourus à pied la ville de New York. En arrivant au Temple, je le trouvai cerné par des policiers et des soldats ; manifestement, le bâtiment avait été libéré de tous les hommes dangereux.

Personne ne me remarqua – un dingue de plus en tunique de velours. Partout, des adeptes pleuraient.

J’allai dans le parc, où des adeptes se lamentaient sous les arbres, chantaient des hymnes et criaient qu’ils refusaient de croire à un complet mensonge. Le message du Temple n’était qu’amour, bonté, compassion.

Je m’attardai un moment, puis au prix de toute ma puissance je pris la forme de Gregory.

Ce fut étonnamment difficile à faire, et difficile à maintenir.

Je m’approchai d’eux et, comme ils se levaient, je leur recommandai de rester calmes.

De la voix de Gregory, je leur annonçai que j’étais un messager envoyé pour leur dire que leur chef était devenu fou, mais que l’ancien message d’amour restait vrai.

Je fus bientôt entouré d’une grande foule. Je répondis à leurs questions simples concernant les platitudes d’amour, de partage, la santé de la planète, et ainsi de suite. Finalement, je prononçai les paroles de Zurvan :

— Aimer, apprendre, et être bon.

J’étais épuisé.

Je disparus.

Invisible, je passai devant les fenêtres du Temple de l’Esprit.

— Les ossements, murmurai-je. Renvoyez-moi dans les ossements.

Je me retrouvai dans une salle équipée d’un four. Il était éteint. J’ouvris la porte et je vis les ossements, intacts.

Je tirai le vieux squelette de là. Je fis appel à toute ma force pour avoir les mains comme de l’acier, puis je réduisis le crâne en miettes, frottant les morceaux ensemble jusqu’à ce qu’ils tombent en poussière d’or, ruisselant de mes mains.

Je fis de même pour chaque os, l’écrasant entre mes mains jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une infime pincée de poussière d’or scintillante. J’ouvris la fenêtre et la poussière s’envola dans un grand courant d’air frais.

Je restai là à regarder jusqu’à ce que je ne puisse plus distinguer que de minuscules points d’or ici et là. Je fis appel au vent pour purifier la pièce, pour tout emporter aux quatre coins du monde. Bientôt, il ne resta plus la moindre particule d’or.

Je réfléchissais.

Puis je découvris que j’étais visible, entier, habillé.

Je sortis de la pièce. Mais il y avait un grand nombre de policiers et quantité d’employés des Centres de contrôle des maladies et de l’armée ; inutile de parader au milieu de ces gens en proie à la panique.

Puis j’avais une tâche à accomplir, même si je ne m’en sentais guère le goût : trop de poison était stocké à trop d’endroits vulnérables ; trop de déments avaient pris de l’avance sur les autorités et sur les soldats qui les poursuivaient.

Je me débarrassai du corps – une fois de plus, l’effort me surprit – et je m’envolai pour survoler le monde.

Je descendis dans le temple de l’Esprit de Tel-Aviv, cerné par des soldats. J’entrai invisiblement, et massacrai jusqu’au dernier les disciples de Gregory qui résistaient. Je tuai les médecins qui gardaient les armes toxiques. Je progressais vite, assenant des coups rapides et sûrs. Je ne faisais aucun bruit, semant la mort dans mon sillage. C’était triste et affligeant, mais j’accomplissais ma tâche avec efficacité et détermination.

Je me rendis aussitôt à Jérusalem, où je découvris que tous les adeptes s’étaient rendus. La ville était sauve.

Il en allait tout autrement à Téhéran. Là encore, je massacrai les résistants, et je dois confesser que j’en éprouvai une mauvaise complaisance. Je pris une forme somptueuse et spectaculaire pour tuer, afin que les adeptes persans les plus superstitieux – issus des religions du désert et convertis à celle de Gregory – soient particulièrement terrifiés. Ah, vanité ! Cette mise en scène me dégoûtait. Le sang avait perdu l’éclat du rubis. Dans les yeux de mes victimes, la peur n’était pas bien jolie.

Je suppose que mes jeux étaient instructifs pour moi-même et que j’en tirais profit. J’ai tué dans le temple de Téhéran quiconque ne s’inclinait pas pour demander grâce, quiconque ne jetait pas les armes pour se rendre en rampant.

Bien d’autres temples réclamaient mon intervention, mais je ne vais pas vous infliger une litanie de massacres. Simplement, j’évaluais chaque temple afin de déterminer s’il avait été « neutralisé » ou non, comme diraient les militaires des temps modernes, et j’apportais mon assistance là où je l’estimais impérative. J’étais de plus en plus las.

Je découvrais, durant cet insensé carnage, que je n’aimais plus tuer. Il ne restait plus rien en moi du malak.

Ce qui me fascinait, ce qui m’obsédait, c’était l’amour.

La dernière de mes tâches meurtrières – l’élimination de quelques dangereux adeptes à Berlin et en Espagne – m’a été extrêmement pénible ; elle a lourdement pesé sur mes capacités d’endurance et ma force morale.

Les batailles du Temple se poursuivaient.

Mais j’avais terminé.

J’éprouvai une grande détente. Je repris facilement ma forme charnelle ; en revanche, l’invisibilité devenait un exploit.

Pendant huit jours, j’ai parcouru la Terre.

Inlassablement.

Je suis allé dans les sables désertiques de l’Irak. Dans les ruines des cités grecques. Dans les musées qui contenaient le meilleur des arts de mon temps, et je contemplais tranquillement ces choses.

Il me fallait beaucoup d’énergie, pour aller d’un endroit à l’autre sous forme d’esprit ; cependant, esprit ou humain, j’étais doté d’une grande force. Simplement, prendre une autre forme que la mienne devenait difficile.

Comme vous le savez – et comme vous avez pu le constater vous-même –, quand j’ai appelé à moi le corps de Nathan, il n’y a pas eu d’union entre ses cellules et les miennes. Sa chair était putride et issue de la tombe, et je l’y avais renvoyée, humble et honteux de l’avoir troublée.

J’ai étudié pendant tout le temps de mes voyages. J’entrais dans les librairies et les bibliothèques. Je lisais des nuits entières, sans dormir. Je regardais interminablement la télévision, tandis que les temples étaient neutralisés et détruits dans divers pays. J’ai entendu parler des suicides en masse.

Le monde continuait à tourner. Je connaissais vos livres. Je les ai lus la nuit. Je suis allé chez vous à New York.

Je suis venu jusqu’ici à votre recherche. Vous vous souvenez. Vous aviez une forte fièvre.

Quant au reste, vous le savez. Je peux encore changer de forme et me rendre invisible pour voyager. Mais j’ai de plus en plus de mal à me changer en quelqu’un d’autre.

Vous comprenez ? Je ne suis pas humain. Je suis l’esprit intégral et libre que je rêvais d’être – dans ces terribles moments où la révolte et la haine semblaient être ma seule source de vitalité.

Je ne sais pas ce qui va se passer maintenant. Vous avez l’histoire. Je pourrais vous en raconter davantage, sur les mauvais maîtres, sur les petites choses que j’ai vues, mais tout sera révélé en temps voulu par Dieu.

Voici donc la fin de mon aventure. Je ne suis pas mort. Je suis fort et apparemment sans défaut. Peut-être même immortel. Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce que Dieu attend encore de moi ?

Rachel, Esther et Nathan m’oublieront-ils ? Est-ce dans la nature du bonheur situé par-delà la lumière, qu’on oublie et qu’on ne vienne que lorsqu’on vous appelle ?

J’ai appelé. Appelé. Appelé. Mais ils ne répondent pas. Je sais qu’ils sont sains et saufs. Je sais qu’un jour sûrement je verrai cette lumière. À part cela, le but de la vie est d’aimer et d’apprendre.

Est-ce le sang de Gregory qui me condamne à errer ? Je l’ignore. Je sais seulement que je suis entier, et que cette fois je me suis servi moi-même du mieux que j’ai pu.

J’ai tué, oui, mais ni pour une cause ni pour un maître ; pour arrêter quelqu’un. Pas pour une idée mais pour quantité d’idées. Pas pour une solution, mais pour dévoiler le lent mystère qui nous enveloppait. Pour la mort, cette mort que je souhaitais par-dessus tout, ce repos, cette grandeur de l’ultime choix de mourir, non, pour la vie – afin que d’autres puissent lutter pour elle. En tuant l’homme qui nourrissait ce grand dessein, j’ai tourné le dos à la lumière.

Ne l’oubliez jamais, Jonathan, lorsque vous écrirez l’histoire. J’ai abattu Gregory Belkin. Je l’ai tué.

Dieu a-t-Il créé une place spéciale pour moi ? M’a-t-Il facilité les choses ? M’a-t-Il donné des visions et des signes ? Mon dieu Mardouk était-il un esprit gardien ? Ou bien n’était-il, comme tous les esprits que j’ai vus, qu’un rêve du cœur humain solitaire qui recrée sans cesse le paradis ?

Peut-être cette histoire n’est-elle que chaos. Peut-être n’est-elle qu’un nouveau chapitre de l’interminable saga des accomplissements avortés et pourtant extraordinaires de la volonté humaine pervertie, des ambitions avortées et pourtant extraordinaires des petites âmes. La mienne, celle de Gregory…

Peut-être sommes-nous tous de petites âmes. Mais souvenez-vous, je vous ai dit que j’avais vu ces choses. Et lorsque j’ai tourné le dos à la Lumière des Cieux, j’ai commis encore un autre meurtre. La mort était mêlée à mon histoire depuis les premiers jours.

Et je n’en sais finalement pas plus sur la mort que n’importe quel mortel vivant. Peut-être même moins que vous.

Le sortilège de Babylone
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